ARCHIVES (2000)

Elle s’habituera!

Imaginez une plage étendant à perte de vue son sable fin et doré; ajoutez à l’horizon un océan peu farouche, ondulé d’une brise caressante.
Imaginez sur une petite balançoire de bois, à l’ombre oblique d’un révérencieux palmier, une fillette de 4 ans, juste vêtue d’un maillot de bain, les yeux clos, un inaltérable sourire aux lèvres, se grisant, légère, du doux va et vient. Son plus grand souci quotidien: trouver suffisamment de coquillages pour décorer chaque matin un nouveau château de sable afin qu’il soit encore plus beau que celui créé la veille.
Imaginez un soir, un départ en avion pour un voyage très, très long et sans retour. Destination: la Suisse. Un petit bijou serti de montagnes au milieu de l’autre continent qu’on qualifie de vieux, de l’autre côté de l’océan. De son océan...
Imaginez la porte du quadrimoteur s’ouvrant sur un matin cru de novembre; imaginez une puissante bise noire « made in Switzerland » diffusant une température telle que l’enfant s’identifia aux aliments que sa maman rangeait dans leur congélateur, resté dans la petite cuisine, face à sa plage...
Recouverte de vêtements de laine qui « piquent » tellement qu’elle en garde les bras loin du corps et les jambes écartées, la fillette hurle son désarroi et son refus face à cette incompréhensible nouvelle condition de vie. La première photo d’elle sur territoire helvétique la surprend grimaçante, enveloppée dans des couvertures, portée par un père soucieux qui descend prudemment les marches métalliques du grand oiseau d’airain.
Adieu douce plage, sable chaud et chuchotement des vagues. Bonjour visages inconnus, idiome, paysages et climat si éloignés de tout ce qu’elle avait su intégrer au cours de ses quatre premières années de vie.
« Elle s’habituera » décréta son père en lui séchant ses larmes.
Quarante-quatre ans plus tard, elle témoigne: avant de se cicatriser, sa glaciale entrée sur le vieux continent et ses monumentales angoisses générées par l’absence de repères familiers sont restées longtemps des plaies ouvertes. Dans son monde intérieur elle s’est alors construit un château, fort celui-là, invincible comme elle aurait aimé l’être. Envahie de nostalgie, elle a souvent espéré apercevoir au travers de quelques rares meurtrières le monde qu’elle avait connu.
Que de temps il lui aura fallu avant de se résigner, avant de s’habituer...

Jenny

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