ARCHIVES
(1992)
Les
jeunes et les livres: un peu, beaucoup, passionnément, pas
du tout
Dans
un peu plus d'un mois s'ouvrira à Genève le désormais
traditionnel "Salon du Livre". A ce propos, que lisent
nos enfants, lisent-ils vraiment aussi peu que ce que l'on prétend
?
"On
ne naît pas lecteur, on le devient: encore convient-il de
le rester." Cette boutade de Bernard Epin, spécialiste
français des livres pour les jeunes, trouve confirmation
dans le constat dressé par J'Achète Mieux dans un
numéro consacré aux lectures des jeunes: "Un
fait est notoire, corroboré par toutes les enquêtes:
pour trois lecteurs de neuf ans, il n'en reste que deux à
douze ans, un à seize, et peut-être moins encore à
l'âge adulte."
Ceux qui lisent le moins sont les adultes, ceux-Ià mêmes
qui s'arrachent les cheveux parce que la jeunesse ne lit plus. Ne
reprochent-ils pas aux jeunes de ne pas faire ce qu'eux-mêmes
ne font pas non plus ?
Un
sondage
Pour compléter les multiples enquêtes déjà
effectuées par d'autres sur le sujet, le magazine Femmes
Suisses a réalisé un rapide sondage-maison auprès
d'une soixantaine de jeunes élèves âgés
de douze à dix-neuf ans.
Parmi eux, quarante disent lire souvent, vingt-trois pas très
souvent, un jamais, l'élève ne se souvenant d'ailleurs
pas de sa dernière lecture.
Le
roman en tête
Pour les préférences des jeunes quant au genre d'ouvrage
lu, le choix multiple est de rigueur. En effet, rares sont les monomaniaques
qui ne lisent qu'un seul genre, sauf quelques bédéistes
notoires. Ceci posé, et les deux sexes confondus, le roman
est nettement en tête de liste, suivi des récits d'aventures
et des biographies. Viennent ensuite, mais loin derrière,
la science-fiction et les bandes dessinées. On notera toutefois
que ces dernières sont plus fréquemment choisies par
les garçons. Un genre peu prisé est celui du polar,
contrairement aux adultes qui en sont friands.
Lectures
imposées
Les lectures imposées par les enseignants sont le plus souvent
classiques, programme oblige sans doute, comme par exemple: Tristan
et Iseult, Le Roman de Renard, de Molière, Edmond Rostand,
Baudelaire, Proust, Breton, Simenon, Agatha Christie et de nombreux
Astérix. Plus original, mais alors très éclectique:
Don Quichotte de Cervantès, Solal d'Albert Cohen, Les Cerfs-Volants
de Romain Gary et Les Nouvelles Orientales de Marguerite Yourcenar.
A noter que dans une classe du cycle d'orientation, le choix comme
lecture imposée d'une bande dessinée fort connue Astérix
chez les Helvètes, n'a pas été accueilli avec
grand enthousiasme, de nombreux élèves répondant
l'avoir apprécié un peu, sans plus. La question se
pose ici de savoir si l'enseignant doit faire découvrir des
mondes à ses élèves ou bien rester dans leur
univers au risque d'ennuyer- qui n'a pas déjà lu Astérix
à l'école primaire ? Ou bien tout bonnement opter
pour une voie médiane: faire découvrir en se référant
à leurs capacités de curiosité et d'assimilation ?
Choix
personnels
Quant aux critères du choix du livre, ils dépendent
de l'intérêt de l'ouvrage, l'important étant
de ne pas s'ennuyer, ce qui semble parfaitement légitime.
Des critères qui ne signifient nullement que les adolescents
vont choisir des lectures faciles du style romans à l'eau
de rose ou bandes dessinées. Les choix sont vraiment très
variés. Les plus originaux comme celui de ce garçon
qui choisit Les Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar
qu'il a beaucoup aimées. Il y a là de la graine de
lecteur à long terme. ..Et puis cette jeune fille qui opte
pour Au loin la liberté du Dalaï Lama, ou cet autre
jeune qui à quinze ans choisit de se plonger dans Zwingli,
le troisième homme de la Réforme écrit par
Jean Rilliet, ou bien le choix de Thérèse Desqueyroux
de François Mauriac, qui n'est pas vraiment un auteur branché.
Un libraire de Genève, précise que la science-fiction
a perdu du terrain (elle vient en queue de peloton dans les choix
de ce sondage) au profit du fantastique contemporain. Il note: dans
le genre, Stephen King est très prisé, car ses intrigues,
ancrées souvent dans la vie quotidienne de familles d'adolescents
moyens parlent à la fois du réel et de l'irrationnel.
Les adolescents retrouvent peut-être dans ces récits
angoissants, et quelquefois horrifiques, les angoisses qu'ils vivent
à passer du monde de l'enfance à celui des adultes.
L'avis
de la libraire
"J'ai remarqué que les adolescents sont plus à
l'aise dans les bibliothèques municipales ou celles de leurs
écoles, car une relation à long terme, de confiance,
peut s'établir avec les adultes présents", explique
une libraire de Genève. Une remarque corroborée par
une analyse de J'Achète Mieux selon laquelle les intermédiaires
stimulants entre le lecteur et le livre manquent. "En effet,
les libraires se désintéressent bien souvent de ce
public, les vitrines ou les tables d'exposition leur étant
rarement ou jamais consacrées. Pour peu que sa famille ne
compte pas de lecteurs, que son milieu scolaire accorde peu ou pas
de place à la lecture-Ioisir, qu'il ne fréquente pas
de bibliothèque, rien ni personne, à part quelque
hypothétique suggestion de copains, ne viendra l'inciter
à lire pour son plaisir. Il existe de nombreuses collections
pour adolescents. Je n'aime pas raisonner en terme de collections
uniquement car elles offrent des livres de qualité fort variable.
Il n'empêche que quelques-unes ont mis la barre assez haut."
et l'avis de la bibliothécaire
Dans certaines collections les jeunes trouveront des thèmes
proches de leur vécu. Les adolescents sont friands de livres
où il est par exemple question de jeunes en détresse.
Une bibliothécaire nous dit: "Tous ces témoignages
les passionnent, récits de prêtres engagés,
d'anciens drogués, de rescapés de maladies graves.
A condition qu'il s'agisse d'enfants. Il y a sans doute dans cet
attrait une tendance à l'identification, doublée de
la possibilité de se rassurer, car soi-même on ne vit
pas de pareils drames."
Et pourtant, malgré tout, peu de jeunes dévorent les
livres, et force est de constater qu'ils se contentent souvent des
livres imposés en classe. A qui sinon la faute, du moins
une part de responsabilité? Francine Bouchet, libraire constate:
"Personne ne transmet au fond l'essentiel et ne répond
au pourquoi de la lecture, ne lui donne un sens. Comme de dire qu'il
est bon de lire pour s'informer, pour apprendre à être
à l'aise avec un manuel scolaire nécessaire à
toute formation, pour rêver, pour découvrir la relation
à l'autre qui écrit et suggère des choses profondes."
Et
les parents ?
Elle note que les parents se donnent énormément de
mal pour fournir les petits livres: "Des livres que l'on connaît
ou dont on contrôle rapidement le contenu." Mais qu'il
n'en va pas de même pour ceux des adolescents. "Peut-être
qu'inconsciemment, même s'ils sont catastrophés parce
que l'enfant ne lit pas, ce manque est lié à la liberté
donnée au jeune de partir ou pas dans le monde inconnu de
l'adulte. On n'a pas de contrôle sur ce qu'il lit. C'est pourquoi
on veut toujours leur donner des classiques, là, au moins
on est en terrain connu."
Et puis quels sont les parents, qui n'ont pas dit sur un ton de
reproche à un adolescent allongé sur son lit, le nez
dans un livre: "Quoi, tu lis encore, mais tu n'as pas fait
tes devoirs."
Pour tous ces jeunes, sollicités par la concurrence des autres
activités qui leur sont offertes, le facteur de la fatigue
dû à l'école joue certes un rôle auquel
s'ajoutent la surexcitation ambiante et le souci de performance.
Cette surexcitation tomberait peut-être si l'on donnait un
sens aux choses que l'on fait. "On les surmène, on pourrait
leur apprendre à se défendre contre cette agression.
La lecture peut répondre à une forme de tranquillité."
(Femmes
Suisses, mai 1991) Brigitte Mantilleri
Extraits adaptés par C.V.
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