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(1992)
Trois
lettres
Voici
trois lettres de pères à leurs enfants. Plus de cent
ans séparent les deux premières de la troisième.
Evolution des mentalités, un monde, un fossé entre
l'éducation d'hier et celle d'aujourd'hui ? Ou simplement
une autre manière de communiquer, de s'exprimer ?
La
rédaction
Paris,
le 20 décembre 1828
Henry,
(douze ans)
Je t'avoue que j'étais assez mécontent de ta manière
d'agir au collège, et précisément après
m'avoir promis formellement une meilleure conduite.
Ce n'est que par un travail soutenu et point de distractions pendant
l'étude que tu parviendras à te distinguer. Il me
semble que tu devrais réfléchir au plaisir que tu
nous procurerais si nous pouvions te témoigner notre satisfaction.
Malheureusement, il n'en est pas ainsi car depuis ta rentrée,
toujours des retenues, puis peu ou point et des places qui devraient
être plus avancées.
Ta lettre m'a fait plaisir, mais je ne peux plus croire à
tes promesses, il me faut à présent des faits très
positifs.
Je suppose que demain dimanche, ton grand-papa ira te chercher,
ainsi arrange-toi pour être prêt le plus tôt possible.
Nous sommes tous bien. Adieu.
Ton
père
Malagnou, 9 août 1881
Ma
chère enfant,
Cette lettre te parviendra demain, jour anniversaire de ta naissance.
Tu as huit ans accomplis. Tu es entrée dans l'âge ingrat,
et tu vas y rester sept ans. Dans cet âge ingrat, ma pauvre
Charlotte, on n a plus les grâces de l'enfance, et on n'a
pas encore celles de la belle jeunesse. Il n 'y a qu 'un seul parti
à prendre, c'est d'être sage, et de se faire aimer
par un caractère égal, de la bonne humeur, beaucoup
d'obéissance à ses parents, de déférence
pour les grandes personnes. Il faut aimer à étudier
et à lire; il faut être docile et attentive avec sa
maîtresse. Voilà ce que tu as à faire, voilà
ce qu'il te faut être, si tu veux bien profiter, pour ton
bonheur dans toute la vie, des années qui s'ouvrent devant
toi.
Tu sais, ma petite Charlotte, que ton père et ta mère
t'aiment, même quand tu es sotte, mais les autres personnes
ne font pas comme cela; une petite fille sotte passe pour être
une peste, on la fuit, on l'écarte. Ma chère enfant,
il faut au contraire qu'on te recherche et qu'on t'aime; et pour
cela il faut être aimable avec tout le monde.
Je pense que tu répondras à cette lettre que je t'écris,
et dans cette attente, je t'embrasse sur les deux joues, sur le
front et la bouche. Adieu, ma chère enfant.
Ton
père
Lausanne,
le 14 octobre 1991
Chère
Tina, (seize ans)
Chère Tina, sors la cassette de Madonna du walkman et mets-y
celle-ci: je t'y ai raconté quelque chose. Papa.
- " Hé, Tina! Parfois je me dis que je dois te protéger.
Mais je ne sais pas comment. Je sais seulement que pour un père,
ce n'est pas possible. Je lis tellement de trucs dans le journal,
sur les filles qui sont écrasées par une voiture ou
qui tombent dans la dèche. J'aurais tellement de questions
et de conseils, mais je me sens tellement stupide et je n'arrive
pas à ouvrir la bouche. D'ailleurs, toi aussi, tu ne dis
pas un mot de trop.
Dernièrement, je me suis levé la nuit. Et qui est-ce
que j'ai rencontré dans la cuisine ? Michaël. Avec ton
pantalon de pyjama. Et devine ce qu'il avait dans la main? Une bière.
La dernière bière que je voulais justement aller me
chercher. Je me suis dit: Mon Dieu! Ce jeune homme, il a une tête
de plus que moi, porte le pyjama de ma fille et boit à deux
heures du matin ma dernière bière.
Bientôt, tu t'en iras. J'ai la hantise de ce jour-là.
Avec Michaël dans un appart. Enfin, j'en sais rien. Je m'efforcerai
de ne pas pleurer. La télé, elle marchera très
fort. Je n 'ai pas envie de t'entendre faire tes valises.
Chère Tina, parfois je suis pris d'une folle panique. Mes
sentiments... je deviens fou. Le monde entier... enfin, c'est ce
que je crois, est plein de dangers pour toi, Tina...
Les pères se disent parfois: j'ai tout fait faux. ..Bien
à toi, Papa."
Extrait
d'une lettre de Silvio Blatter, écrivain
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