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(1993)
"Etre
mère" c'est ...
Extraits
de"Au confluent du Rhône et de la Vistule", Anna
Bukowska et Anne Bonhôte, Editions Monographic, Sierre, 1989
Deux cousines, l'une Polonaise, sans enfant qui a vécu avec
passion la révolution, et l'autre Suisse, mère de
famille et respectueuse de l'ordre national, échangent leurs
souvenirs.
Ignorant
la vie de famille nombreuse, la cousine polonaise questionne: "Je
me suis toujours demandé, Anne, comment tu arrivais à
joindre toutes tes charges et toutes tes activités. Tu régnais
sur un univers peuplé de cinq enfants, de chevaux, de chiens,
de chats, tu tenais ta maison campagnarde et, en même temps,
tu faisais de l'équitation, tu travaillais comme journaliste
pour finir par écrire des romans."
* * *
"Etre
mère", c'est entre autre, comment gérer la voiture
débordant de provisions, comment ranger celles-ci dans un
frigo trop petit, que préparer à manger? Problème
lancinant qui revenait deux fois par jour et ne souffrait pas de
solution toute faite:
- La première question du premier enfant au réveil:
"Maman, qu'est-ce qu'on mange pour le dîner ?"
- La seconde question du second enfant au réveil: "Maman,
on mange quoi pour le dîner ?"
- La troisième question du troisième ...passons.
- La première question du premier enfant qui rentre de l'école:
"Maman, qu'est-ce qu'on mange?"
J'avais fini par établir un menu qui était affiché
bien en vue dans l'entrée.
- La première remarque du premier enfant au réveil:
"J'aime pas les choux-fleurs ..."
- La seconde remarque du second enfant au réveil: "On
a déjà eu des pommes de terre persillées avant-hier
..."
- La troisième remarque du quatrième enfant qui rentre
de l'école : "C'est quand la saison des côtelettes
?" Incroyable, l'importance de la nourriture.
Le
premier journal intime qu'a tenu Laurent, et François aussi
d'ailleurs, est un reflet fidèle de nos repas pendant toute
une année. A croire que le reste de la journée, il
ne se passait rien.
Moi, il me semblait que je n'avais pas d'autre fonction que de donner
la becquée à mes oiseaux petits et grands. Aujourd'hui,
il m'arrive de regretter les grandes tablées, les grandes
casseroles. Je n'aime pas faire à manger petit, ni raffiné,
je n'aime pas non plus passer des heures à table. Chez nous,
on ne mangeait pas, on dévorait et papa, porté sur
les bonnes manières, quand il était invité
à la maison, bien souvent, devait se voiler la face.
"Papi, je peux lécher mon assiette?" J'avais au
moins obtenu ça : qu'ils demandent. Papa qui ne refusait
pourtant rien à ses petits- enfants, répondait très
fermement: "Non!" Et ce non était si catégorique
que les enfants, pourtant tous portés à ergoter, se
le tenaient pour dit. Non, c'était non. Papi n'aimait pas
qu'on lèche son assiette. Maman, elle, estimait qu'on ne
pouvait mener le combat sur tous les fronts. Elle avait abandonné
les manières de table pour insister sur la politesse."Merci",
"S'il te plaît", n'ont jamais été
un problème. Sont-ils conscients d'avoir acquis, dans leurs
bagages, la petite fiole d'huile qui permet que les rouages tournent
sans grincer ?
Courir au plus pressé, veiller au plus important. Inutile
de te dire que c'est rarement la même chose. Le plus pressé
n'est jamais le plus important. Et, à force de s'occuper
de l'un, l'autre, bien souvent, reste en rade. D'où l'utilité
du travail ménager. Hymne au travail ménager tant
décrié par les féministes et les intellectuelles!
Tandis que les mains parent au plus pressé, les pensées
ont le loisir de voguer vers le plus important. Le couteau éplucheur
court sur les carottes et, dans la tête, les idées
trottent, trottent, trottent. Et les questions. Est-ce important,
la politesse ? Est-ce important les manières de table? Et
l'ordre, c'est important? Et l'obéissance? C'est important
d'obéir? Et le respect? Ça veut dire quoi le respect?
Et l'école? Au fond, l'école, c'est important? L'école,
elle sert à quoi ? Et la propreté, c'est important
la propreté? Pourquoi pas la crasse? Et la culture? Pourquoi
pas l'ignorance? Et les traditions? Ont-elles encore un sens quelconque
? Les fêtes, par exemple, Noël, si commercial.
* * *
L'adolescence
est l'âge où tu ne peux plus rien pour eux, rien qu'être
toi-même. Et, selon le conseil terre à terre d'un journal
féminin: "beaucoup les aimer et bien les nourrir..."
Je n'ai rien tenté de plus. Bien les nourrir était
plus facile que beaucoup les aimer. Ils n'y mettaient pas du leur,
à l'époque. C'était le temps des "à
quoi bon", des "bof", des "peuh", des onomatopées.
Des formules de politesse qu'on avale pour faire comme les copains,
des réponses elliptiques, parce ce que ça vous pose.
Question: "Peut-on être une mère moderne et exiger
de ses enfants, subsidiairement de leurs copains, qu'ils vous disent
bonjour?"
Par
moderne, je n'entends pas un choix, mais un fait; que tu le veuilles
ou non, tu vis dans le monde contemporain. J'ai essayé, je
t'assure que j'ai essayé. "Bonjour", ce n'est tout
de même pas la mer à boire, il ne s'agissait même
pas d'un "bonjour maman" ou encore, horreur, d'un baiser,
ni pour les copains de "bonjour Madame". Non, "bonjour"
suffisait, même "b'jour". On se serait contenté
d'un regard, d'un grognement, d'une marque quelconque qui aurait
pris note de votre présence. Mais dans ta propre demeure,
tu es dorénavant un gêneur, on ne perd pas une occasion
de te le faire sentir. On te suggère avec délicatesse
d'aller passer tes vacances ailleurs pour laisser à ces petits
chérubins la disposition de la maison où ils se plaisent
bien parce qu'elle est grande et peut accueillir tous les copains
dans une ambiance spaghetti-disco à laquelle ta présence
met un frein arbitraire. Tu suggères timidement qu'ils pourraient,
eux, passer leurs vacances ailleurs et te laisser à toi la
jouissance de la maison, enfin calme.
Un regard apitoyé. Quelle proposition saugrenue, ce ne serait
pas du tout la même chose, on est bien à la maison.
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