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(1993)
L'aîné
de mes soucis
L'être
de l'homme, dit le philosophe Heidegger, c'est le souci. L'homme,
ici, s'entend Mensch, la personne humaine. Ce qui fait que la personne
humaine est, justement, humaine, c'est cette inquiétude qui
constamment l'habite face à la finitude du monde et de sa
propre vie, face à l'imperfection des choses et à
l'écoulement du temps. Face aussi au constat toujours renouvelé
de sa propre incapacité à recomposer un paradis "
perdu " fait de béatitude et d'harmonie entre soi-même
et les autres, entre les autres entre eux, entre les êtres
humains et leur environnement.
Le souci, c'est l'être de l'homme (au masculin, cette fois)
ainsi que de la femme, dans leur commune humanité. Mais les
femmes ne seraient-elles pas, en tant que mères réelles
ou potentielles, un peu plus humaines que les hommes?
Le souci a été dès le début -dès
avant leur naissance -le mode principal de ma relation à
mes filles, la quintessence de mon amour pour elles. De manière
presque caricaturale, je me suis fait du souci pour leur santé,
pour leur alimentation, pour leur réussite scolaire, pour
leur insertion sociale, pour leur vie affective. J'ai consumé
ma vie de mère à me reprocher de ne pas leur avoir
donné un lainage pour leur course d'école, à
insister pour qu'elles mangent de la soupe aux légumes, à
négocier avec les autres mères pour qu'il n'y ait
pas de collision dans l'organisation des fêtes d'anniversaire,
à m'expliquer avec la prof de maths sur les défaillances
de l'aînée en algèbre et avec la prof de piano
sur les défaillances de la cadette en solfège.
J'ai couru à la permanence quand elles avaient avalé
un chewing gum ou un noyau de prune, je suis allée toucher
un mot en cachette à la patronne de la crêperie, la
première fois qu'elles y sont allées seules un soir
d'été et je me suis sentie nulle et coupable à
chacune de leurs crises pour un petit pain au chocolat en pleine
Migros, à chacune de leurs disputes pour la possession d'un
bandana. Et plus tard, je me suis mise à guetter le dernier
bus le samedi soir puis, cet espoir-là passé, le taxi
salvateur. En vacances au bord de la mer, j'ai scruté anxieusement
le comportement des autres jeunes, souhaitant d'abord qu'ils s'approchent
d'elles, pour qu'elles ne s'ennuient pas, souhaitant l'instant d'après
qu'ils ne s'approchent pas trop, surtout les garçons les
plus entreprenants.
Désir
existentiel
Vous allez me dire que je joue sur les mots et que le souci existentiel
dont parle Heidegger n'a qu'un lointain rapport avec le souci "que
l'on se fait" pour soi-même ou pour celles et ceux que
l'on aime. Je suis quant à moi convaincue qu'il s'agit bien
de la même chose. Car enfin, qu'est-ce que j'essaie de faire
lorsque j'anticipe et tente de prévenir les dangers, les
échecs, les humiliations. Les déceptions auxquelles
mes filles sont exposées par le simple fait qu'elles sont
vivantes -lorsque je colmate à tour de bras les brèches
ouvertes dans la digue du prévisible par le fleuve impétueux
de la vie?
Eh bien, j'essaie justement de vaincre la finitude de notre condition
humaine là où elle me blesse le plus, en la personne
des deux seuls êtres dont je me sens entièrement responsable,
j'essaie de figer le temps de leur croissance dans le monde en une
série discontinue de moments parfaits, d'arrêter les
plateaux de la balance en une succession de points d'équilibre,
bref j'essaie de reconstituer un état paradisiaque où
tout conflit, toute brisure, tout risque seraient suspendus.
Ai-je véritablement choisi d'avoir des enfants? Ni plus ni
moins, sans doute, que j'ai choisi de vivre telles histoires d'amour,
d'habiter telles villes, d'exercer telles activités professionnelles
ou militantes, de fréquenter tel-le-s ami-e-s, etc. Toute
cela se fait - ou ne se fait pas - pour nous toutes et tous en avançant
à tâtons dans une jungle obscure de déterminisme,
illuminée parfois d'un bref éclair de ce que d'aucun-e-s
nomment liberté.
En ce qui concerne ma décision (dans la mesure où
elle en a été une) de devenir mère, c'est qu'elle
a été clairement et fortement motivée par l'ambition
de me confronter à une expérience qui m'apparaissait,
avec l'amour, le travail et quelques autres, parmi les plus fondamentales
de l'être-au-monde humain. Et par la suite je me suis aperçue
qu'en un sens, elle était, dans l'ordre du souci, la plus
extrême.
Et si c'était à refaire.
Si c'était à refaire, donc, je recommencerais, malgré
l'anxiété, malgré la culpabilité, malgré
l'usure (que j'essaierais du reste de vivre différemment,
de mieux apprivoiser, intégrer, maîtriser -mais c'est
une autre histoire...). Je recommencerais, non pas à cause
des "joies" de la maternité, dont certaines pourtant
ne m'ont pas échappé, mais à cause de cette
conscience intense qui m'a toujours accompagnée que j'accomplissais,
en étant mère, une part essentielle de mon humanité.
Quant aux femmes qui n'ont pas d'enfant, je ne sais comment elles
se situent face à cette dimension, pour moi radicale, du
souci. Je ne veux parler pour elles, mais me réjouis d'en
parler avec elles !
Silvia
Ricci Lempen
Femmes Suisses
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