ARCHIVES (1993)

Du jouet et de ses secrets

Le jouet est en mutation. Chaque époque a ses jouets qui la reflètent. Face à la richesse de l’offre, comment l’enfant d’aujourd’hui tire-t-il son épingle du jeu?
Gilles Brougère, maître de conférence en sciences de l’éducation à l’Université Paris-Nord, responsable du département des sciences du jeu, nous ouvre son coffre à jouets pour mieux comprendre notre société.

Qu’est-ce qu’un jouet?
C’est un objet qui a trois caractéristiques. D’abord, il est destiné à l’enfant. Ensuite, il est consacré à des activités de loisirs. Enfin, il faut bien distinguer le jouet du jeu: jeux éducatifs, jeux de société, jeux de constructions, etc... Prenons le jeu de société par exemple: le matériel qu’on y utilise n’a de sens qu’en fonction des règles d’un jeu très précis.
A l’inverse, le jouet est un objet qui n’est pas limité à une quelconque fonction. Il n’inclut pas en lui tout un ensemble de règles. C’est plutôt à travers lui qu’une certaine image du monde est proposée à l’enfant. Image plus ou moins fidèle au réel, elle peut avoir subi des transformations complexes et renvoyer alors tout à fait à l’imaginaire. Quoiqu’il en soit, cette image est un support à l’activité ludique.
Car, quand l’enfant joue, il manipule certes des objets, mais aussi une image: le jouet est en relation avec l’agir et l’imagé. Support d’une action, il est souvent adapté aux capacités de manipulation de l’enfant, mais en même temps et c’est là l’essentiel, le jouet est une image que les parents proposent à leurs enfants. Notre siècle et les dernières décennies du siècle précédent ont vu se développer tout un imaginaire destiné au monde enfantin. Prenons l’exemple de l’ours en peluche.

L’ours en peluche
Le Teddy Bear est apparu sur le marché au début du siècle, après qu’un journal de la côte Est des Etats-Unis se soit fait l’écho d’une partie de chasse à laquelle participait Théodore Roosevelt. Celui-ci s’y fit remarquer en épargnant un ours. Ce geste de grâce fut rapporté par la presse, puis un fabricant de jouets eut l’idée de confectionner un ours rembourré et doux d’aspect. Si, depuis lors, l’ours en peluche a connu une telle vogue, c’est parce que, dressé sur ses pattes de derrière, il a des qualités anthropomorphiques, mais aussi parce qu’il offre un toucher doux. A cet égard, c’est un objet qui intègre en lui des caractéristiques propres à l’enfance.
Cet exemple montre bien comment, dans le jouet, on transforme le monde pour produire une image intégrant celle que nous nous faisons de l’enfance. Ainsi le jouet tient-il dans un mélange, un compromis entre deux images: une image du monde réel et une image du monde de l’enfance. Notre société actuelle fournit de multiples références à l’enfant, que ce soit par le jouet ou d’autres façons.
L’imaginaire de l’enfant va être d’autant plus riche qu’on lui fournira des modèles variés. Même si l’enfant d’aujourd’hui, de par des tas de conditions liées à la vie moderne, joue de plus en plus seul, cela ne veut pas dire qu’on assiste à une perte de sa capacité imaginaire. Au contraire, jouer seul suppose des qualités imaginatives beaucoup plus importantes que les jeux collectifs.

L’abondance de jouets
L’abondance de jouets ne nuit pas plus que l’abondance de livres. Simplement, la valorisation culturelle du livre fait qu’on n’applique pas le même raisonnement dans l’un et l’autre cas. Il est acquis qu’il est bon de lire beaucoup et que, plus on lira, plus on aura accès à la culture. Mais ne pourrait-on pas tenir le même raisonnement à l’égard du jouet, et admettre que l’abondance, entendue comme variété, permet à l’enfant de choisir et lui assure une plus grande richesse d’activités ludiques?

Les jouets pour garçons, les jouets pour filles
Le secteur du jouet s’est beaucoup développé dans le jouet du premier âge, souvent indépendamment du sexe. Ce qui est alors valorisé, c’est l’âge de l’enfant. Par ailleurs, le jouet sexué traditionnel garde ensuite une place importante. Il semblerait même qu’il y ait des pressions pour maintenir la sexuation des jouets. Pourquoi? Parce qu’à travers le jouet, l’enfant va chercher à se confirmer dans son identité d’être un garçon ou une fille. Ce qui conduit parfois à un durcissement de l’opposition fille-garçon.
Contrairement à ce qu’on pense, c’est le garçon et pas la fille qui est victime de ce type de sexuation. La fille ne le sera peut-être que plus tard, quand elle voudra jouer un rôle professionnel ou social. Mais enfant, et pour ce qui est des activités ludiques, la fille a tout à fait le droit d’être un “garçon manqué” par exemple, c’est-à-dire d’échapper à son univers sexuel, tandis que le garçon est confiné dans son rôle de garçon, et qu’on ne veut pas l’imaginer dans un rôle de “fille manquée”!
D’une façon générale on peut dire que le jouet de la fille est lié à l’espace familial, et que le jouet du garçon est très vite un objet, comme la petite voiture, qui permet de quitter symboliquement l’espace familial, et de déboucher sur le monde de l’aventure et des espaces interstellaires. Le jouet est donc un marqueur de différenciation sexuelle, et il est sans doute utilisé comme tel par l’enfant.

De l’influence de certains types de jouets
Rien ne peut faire penser qu’un certain type de jeux puisse avoir une influence sur l’avenir de l’enfant. L’idée qui consiste à dire qu’un enfant jouant avec une voiture de pompier deviendra pompier, ce qui sous-entend que l’enfant est un adulte en miniature, est évidemment naïve. Aujourd’hui on considère qu’une activité ludique, et le thème de celle-ci, vont avoir une incidence dans l’instant seulement, et non sur ce qu’il deviendra plus tard.
Un universitaire allemand, devant ses étudiants contestataires qui prônaient la prohibition des armes-jouets, leur a posé cette question: “Vous, pacifistes convaincus, partisans du désarmement général, avez-vous joué avec des armes quand vous étiez enfants?” La réponse était “oui”. Comme quoi le jouet sert à devenir adulte, mais une fois cette fonction remplie, il ne joue plus de rôle. D’ailleurs, vouloir ôter les armes du monde des jouets serait contestable, car ce serait occulter une partie de la réalité, qui existe bel et bien, et avec laquelle l’enfant, puis l’adulte, devra se confronter.

Extraits d’une interview parue dans “Construire”
déc. 1992, Véronique Châtel, adaptée par F.G.

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