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(1993)
Coeur
de paille
A
quoi pensait-il, lépouvantail planté là
dans un champ en friche qui ne sera plus jamais labouré ni
semé?
Aux semailles dautrefois, bien sûr, aux moissons blondes
sous le soleil daoût, à la poussière derrière
la machine, à cette bonne odeur de pluie sur la terre fraîchement
labourée, aux cris des enfants effrayés, qui nosaient
pas sapprocher de lui et se cachaient dans les jupes de leur
mère.
Cest quil avait fière allure alors!
Le patron lui avait donné son pantalon de mariage, même
son gilet et sa vieille veste de chasse pleine de poches. Et le
chapeau? Superbe! Surmonté dune plume de faisan. Bourré
de paille, le visage rond dessiné sur un vieux bas, avec
des boutons rouges pour les yeux et une grande bouche peinte, grimace
ou sourire, il y avait de quoi faire peur à tous les étourneaux
dalentour. Et quand les bourrasques de lautomne secouaient
les plaques suspendues à sa ceinture dans un grand fracas
métallique, personne nosait lapprocher.
Il était le gardien des labours et des semailles. Utile,
alors, indispensable.
Mais maintenant? Ventre mou, il perdait lamentablement ses entrailles,
ses hardes déchirées laissaient passer le vent, son
chapeau navait plus ni forme ni couleur. Pauvre fantoche,
bien près de sapitoyer sur lui-même, qui ne servait
plus à rien dans un champ livré aux liserons, au chiendent,
bientôt aux ronces, à la jachère, quoi!
Noël approchait. En bordure des champs, un chemin de terre
menait à la forêt. Emmitouflés dans leurs écharpes
multicolores, des enfants sen allaient souvent après
lécole ramasser du bois mort. Mais ce jour-là,
le 23 décembre, ils revinrent en pleurant: le garde-forestier,
quils venaient de rencontrer, leur avait formellement interdit
de couper le moindre sapin pour en faire un arbre de Noël.
Quelle déception! Comment fêter Noël sans sapin,
sans guirlandes, sans bougies? Les petits pleurnichaient, les grands
réfléchissaient...
Tout à coup ils se mirent à courir vers leur maison
et revinrent les bras chargés de cartons, quils déposèrent
au pied de lépouvantail qui nen croyait pas ses
yeux. En un tour de main, il fut déshabillé, puis
revêtu de neuf, ou presque. On enroula une guirlande argentée
autour de son chapeau, une autre autour de sa taille. Avec les bougies
les enfants dessinèrent un cercle de lumière autour
du vieil épouvantail qui tenta de se redresser sur ses jambes
cironnées.
Aucun vent ne soufflait sur la plaine et cest à peine
si les flammes tremblaient dans le soir.
Cet arbre de Noël inattendu était certainement le plus
beau de tous ceux qui brillaient cette nuit-là sur la terre
entière.
Là-haut, les anges se mirent à chanter, mais personne
ne les entendit... sauf le coeur de paille.
Denyse
Sergy
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