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(1994)
Le voile noir
A lire absolument ce magnifique livre dAnnie
Dupérey, paru aux Editions Le Seuil. Lauteur, à
travers un texte poignant, part à la recherche de ses parents
tragiquement et trop tôt disparus. Les belles photos de son
père, photographe, soulèveront peu à peu le
voile noir tombé sur sa mémoire. Avec pudeur et émotion
nous découvrons avec elle le passé enfoui pendant
de si longues années.
(extrait)
Les maillots qui grattent
Oh! Une réminiscence! Un vague, très vague souvenir
dune sensation denfance: les maillots tricotés
main qui grattent partout lorsquils sont mouillés...
Ce nest pas le plus agréable des souvenirs mais quimporte,
cen est au moins un.
Et je suis frappée de constater encore une fois, en regardant
sur ces photos les vêtements que nous portons ma mère
et moi, que tout, absolument tout, à part nos chaussures
et les chapeaux de paille, était fait à la maison.
Jusquaux maillots de bain.
Que dattention, que dheures de travail pour me vêtir
ainsi de la tête aux pieds. Que damour dans les mains
qui prenaient mes mesures, tricotaient sans relâche. Est-ce
pour me consoler davoir perdu tout cela, pour me rassurer
que je passai des années à fabriquer mes propres vêtements,
plus tard?
Et puis quimporte ces histoires de vêtements, de maniaquerie
couturière, et quimporte cette si vague réminiscence
des maillots qui grattent, si fugitive que déjà je
doute de lavoir retrouvée un instant... Ce qui me fascine
sur cette photo, mémeut aux larmes, cest la main
de mon père sur ma jambe. La manière si tendre dont
elle entoure mon genou, légère mais prête à
parer toute chute, et ma petite main à moi abandonnée
sur son cou. Ces deux mains, lune qui soutient et lautre
qui se repose sur lui.
Après la photo il a dû resserrer son étreinte,
mamener à plier les genoux, jai dû me laisser
aller contre lui, confiante, et il a dû me faire descendre
du bateau en disant hop là!, comme le font tous
les pères en emportant leur enfant dans leurs bras pour sauter
un obstacle.
Nous avons dû gaiement rejoindre ma mère qui rangeait
lappareil photo et marcher tous les trois sur la plage. Jai
dû vivre cela, oui...
La photo me dit quil faisait beau, quil y avait du vent
dans mes cheveux, que la lumière de la côte normande
devait être magnifique ce jour-là.
Et entre mes deux parents à moi, si naturellement et si complètement
à moi pour quelque temps encore, jai dû me plaindre
des coquillages qui piquent les pieds, comme le font tous les enfants
ignorants de leurs richesses.
Annie Dupérey
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