ARCHIVES (1994)

Quitter du regard le nombril

En cadeau de Noël, je souhaite tout bonnement que l’on me lâche les baskets! Suis-je assez claire? Je souhaite que l’on cesse de cornifler à mes oreilles que «tout va mal, que l’on n’a plus un rond, que d’ailleurs tout est hors de prix, que la crise n’en est qu’à ses débuts et que donc, pour Noël, on ne fera ni cadeaux ni grandes bouffes. Na!» Avec, en prime, le diable peint sur la muraille en guise de petit Jésus!
Les choses de l’argent vont mal, soit. Moins bien qu’avant serait plus justement dit. On en reste tout ébaubi. Manque d’habitude. Manque de pratique. A force de se contempler le nombril et d’en compter les plis, on ne voit plus que lui! Timoré, frileux, inquiet, on serre les fesses et les cordons de la bourse!
L’important est pourtant d’avoir des fesses et des porte-feuilles acérés! A quatre pas d’ici, dans un merveilleux pays qui abritait hier des vacances à bon compte, on se tue à tour de bras. Un peu plus loin, on crève de faim, de persécution. Qui? Vous savez bien, ceux dont on s’occupait tant pendant la guerre du Golfe. Ah! oui, on les avait presque oubliés. Plus loin encore, l’hiver sera mortel pour certains qui auront le choix entre mourir de froid ou de faim. Alors la crise sous nos cieux, dans tout cela... Douillettement installé dans des appartements le plus souvent bien chauffés, dans des salles de bains dotées de robinets qui dispensent à gogo l’eau bouillante, devant des tables généralement bien garnies, on aurait mauvais conscience à gémir.
Dans mes campagnes, on fait moins de chichis. On n’a jamais tellement jeté l’argent par les fenêtres en cadeaux mirobolants et en bouffes gigantesques. Alors on continue.
Début décembre, les premiers sapins se sont illuminés dans les jardins. De vrais sapins, avec des racines profondément plantées en terre. On a mis des découpages aux fenêtres, des étoiles dans les arbres, des couronnes dorées aux portes. On a fait cuire des biscuits que l’on trempera dans du vin chaud. C’est traditionnel, calme, gentil. Les enfants donneront spectacles à leurs parents. Le 24 au soir, on mettra les petits plats dans les moyens, laissant les grands pour d’autres temps. A minuit, certains iront à la messe de minuit, d’autres dans leur lit.
Pas besoin d’être devin pour trouver ceux qui ont le plus besoin de partager les biscuits et le vin cuit. Ceux qui ont le porte-monnaie vraiment à plat, la santé abîmée, le boulot à l’imparfait. Curieusement, ce sont les moins geignards, les plus discrets. Il suffit pour les découvrir de quitter du regard le nombril!
Alors, si on lâchait un peu les baskets de la crise? La tête légère, on pourrait alors compter ce qui va, au lieu de ce qui ne va pas. Et l’on s’apercevrait que tout ne va pas si mal que cela. Un point c’est tout.

Claude Langel
Article paru dans «Le Matin»

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