ARCHIVES (1995)


Pères et filles

Quand je vois des jeunes pères cajoler leurs petits brins de filles, mon coeur chavire. Heureuses petites filles dont la vie ne sera sans doute pas une éternelle quête de l’amour du père à travers amants ou mari, à qui trop de femmes demandent inconsciemment d’être celui qui leur a manqué dans l’enfance, et qui quémandent auprès d’eux une reconnaissance qui les ferait enfin exister à leurs propres yeux à elles; reconnaissance que seul le père peut donner.
L’histoire qui lie les pères et leurs filles ressemble souvent à un rendez-vous manqué. Pudeur et maladresse, absences paternelles, tendresse pataude souvent rabrouée ou indifférence d’une part, sentiment de n’être pas écoutée, pas comprise, ni aimée d’autre part. Ça peut durer toute une vie et survivre à la mort du père, quand on se retranche derrière des phrases rituelles et des simulacres, si l’on tait le cri, la blessure, l’urgence de la demande, si l’on se cartonne le cuir.
Et puis un jour ça peut être le miracle, surgi de sa propre disponibilité de coeur, d’une faille dans sa carapace, de l’acceptation de la différence de l’autre.
Une caresse sur la joue, un baiser spontané du vieux père à sa fille qui éclate en un silencieux sanglot et comprend enfin dans sa chair qu’elle a toujours été aimée, pas comme elle l’aurait souhaité mais à la façon du père, formé par des générations qui n’encourageaient pas les pères aux épanchements. Et la fille qui compte déjà ses cheveux gris en est si bouleversée qu’elle n’en dort pas de la nuit: il est des manques tellement familiers, tellement incrustés dans la personnalité, que l’idée de s’en défaire affole.
Pères, embrassez vos filles, encouragez-les à l’âge où elles sortent de leur chrysalide et tâtonnent à la recherche de leur féminité, installez-les par votre confiance en elles dans leur identité, invitez-les, elles seules, à manger ensemble, à aller au ciné, qu’importe, n’imposez pas votre morale, écoutez-les, même si vous ne les comprenez plus. Ça passera. Et votre tendresse leur évitera bien des errances et peut vous combler d’un doux sentiment de père aimé.

Nicole Métral
Article paru dans «24 Heures»

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