ARCHIVES (1995)

C’est décidé, je me tire...

Blaise n’était qu’un pauvre mec. On ne l’avait jamais regardé. Entre Jeannot, le petit dernier, et l’aîné, si exceptionnel, il n’existait pas. Nul en classe, inexistant à la maison. Une fois parti, on ne s’apercevrait même pas de son absence.
En tout cas pas tout de suite; le lundi, il ne rentrait pas dîner.
Dans son sac de gym, sous le survet’, il avait caché une lampe de poche, des allumettes, un couteau suisse à six lames, un tube de lait condensé. Avec l’argent de poche de la semaine, il achèterait du pain et du fromage à Saint-Cergue. C’est là qu’il irait avant de passer la frontière. Même sans la clé, il pourrait entrer dans le chalet. L’an dernier, des squatters avaient dévissé un volet, cassé un carreau et s’étaient installés toute une semaine sans qu’on les voie. L’endroit était peu fréquenté à cette saison. Ce serait une bonne planque pour préparer la suite du voyage.
Tout excité, Blaise s’endormit. La sonnerie du réveil le surprit en plein rêve d’évasion.

* * * * *

C’est le soir seulement, après le souper, que les parents commencèrent à s’inquiéter. Jeannot n’avait rien vu, rien entendu. Ils s’inquiétèrent davantage quand, au téléphone, Pascal leur dit que son copain n’était pas venu en classe.
Dans la chambre, tout était comme d’habitude; le lit défait, les vêtements sales entassés sur le plancher, les livres, les cahiers, les cassettes en vrac sur une chaise.
Le père téléphone à la police: «Non, rien à signaler...» Il se précipita alors sur le panneau des clés. Celle du chalet de La Givrine était en place.
- Marre, marre! Marre de quoi? Son fils ne manquait de rien. Une bouffée de colère et d’amertume se mêlait à son angoisse naissante.
La mère, culpabilisée, se posait des questions. En quoi avait-elle failli?
Pendant la nuit, le père n’avait pas fermé l’oeil, cherchant en lui une intuition, une idée, une direction. Il fallait agir. Mais comment?
Au petit jour, n’y tenant plus, il décida d’aller réfléchir là-haut. Laissant un mot à sa femme, qui avait fini par s’endormir, il partit, emportant la clé des Fougères.
Le chalet, lieu de tant de joies, de bonheurs simples, de feux tranquilles, hors du bruit et du monde, loin de la classe et du bureau, où ils avaient joué, père et fils, coupé du bois, ramassé des champignons, guetté la biche et le chamois, repéré le terrier du renard; où ils avaient vécu entre hommes, quand la mère avait accouché de Jeannot, il y a trois ans.
A Saint-Cergue, il acheta des croissants, prit le chemin familier, s’arrêta sur l’espace réservé aux voitures et monta à pied le raidillon qui menait au chalet. Les volets étaient fermés, il ouvrit la porte sans bruit, buta sur des baskets, vit dans la pénombre une forme recroquevillée dans un sac de couchage. Son coeur sauta dans sa poitrine avec un cri de reconnaissance.
Mesurant ses gestes, il alluma le feu dans la cheminée, mit de l’eau à bouillir, déposa sur la table le Nescafé, les croissants, et se pencha sur son fils endormi.
- Le café est servi!
Se regardant par-dessus leur bol, ils buvaient en silence. Pas besoin d’explications. Son père était venu le chercher comme autrefois, quand il était petit et qu’il se cachait des heures durant pour qu’on le trouve.

Denyse Sergy

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