ARCHIVES
(1997)
Lettre
à ma fille
Pendant
quatre longues années tu as été anorexique
et pendant longtemps, nous avons joué au chat et à
la souris.
Nous savions que tu dépérissais, mais nous ne voulions
pas le voir.
Tu devenais de plus en plus transparente, mais nous restions aveugles.
Tu te repliais sur toi-même, et nous nous rassurions de te
voir si studieuse.
Et puis un jour nous tavons regardée, tu nétais
plus que lombre de toi-même.
Alors nous avons osé dire notre peur, nous nous sommes enfin
permis de reconnaître que tu étais malade.
Mais nous navions pas compris que tu souffrais, nous pensions
encore quil ny avait quà...
Pour nous faire plaisir tu as accepté de te rendre chez une
psychiatre; tu ty rendais même régulièrement
parce que tout ce que tu entreprends tu le fais sérieusement.
Mais tout aussi régulièrement tu continuais de maigrir.
Nous étions en juillet, tu grelottais et potassais tes cours;
les examens approchaient, tu étais blême, certaine
de navoir pas assez travaillé, tendue parce que les
médecins tavaient prévenue que tu allais au-devant
dun échec (dautant plus cuisant quil était
annoncé).
Nous, tes parents, ne dormions plus et avions limpression
de devoir marcher sur des oeufs.
Comment arriver à te faire avaler quelque chose?
Nous ne supportions plus de te voir avec ta bouteille deau
à laquelle tu semblais être à jamais liée.
Cest avec le sentiment de tamener à labattoir
que je tai conduite en tremblant à lautre bout
de la ville, vers cette Halle des Fêtes où vous alliez,
tes camarades et toi, (mais était-ce vraiment tes camarades
ces étudiants que tu paraissais ne pas connaître?)
devoir remplir les QCM préparés à votre intention.
Auras-tu la force de tenir quatre heures? Pourras-tu répondre
aux questionnaires?
Dans quel état seras-tu lorsque je te retrouverai?
Malgré tout, une fois encore, tu as gagné.
Brillamment reçue, tu étais alors persuadée
que tu saurais aussi vaincre la maladie.
Pendant une semaine tu as repris goût à la vie, lété
était là, la vie était belle... mais les repas
restaient un cauchemar.
Très vite ton pâle sourire a disparu, tes forces tont
abandonnée, la vie nétait plus aussi belle;
il fallait faire quelque chose, nous ne supportions plus de te voir
si mal...
Enfin tu as accepté dêtre hospitalisée.
Enfin nous allions recommencer à respirer.
Nous ne pourrions pas te voir pendant deux semaines. Quel soulagement!
Quelquun nous avait enfin autorisés à ne plus
nous sentir responsables. Dautres allaient prendre soin de
toi, eux sauraient te redonner goût à la vie, te permettre
de sortir de ton enfer, nous amener à reprendre espoir, à
revoir le soleil.
Quel chemin parcouru depuis cet été 1993!
Avec laide précieuse et efficace de tes thérapeutes,
tu tes courageusement engagée sur la voie de la libération
avec la persévérance qui te caractérise. Tu
avais un long parcours à suivre et nous savions quil
était semé dembûches, mais nous savions
aussi que puisque tu avais décidé dêtre
désormais du côté des soignants, tu ferais tout
ton possible pour y rester.
Aujourdhui, tu as pris ton envol.
Après tes stages à létranger de lan
dernier te voilà revenue au pays pour aborder les deux dernières
années de tes études.
Toujours aussi sérieusement, tu tes remise à
préparer des examens, mais aujourdhui pour travailler
tu as besoin de te sentir entourée par ceux qui sont devenus
tes camarades, tes amis, ceux dont tu recherches la compagnie, que
tu retrouves avec joie dans les soirées que tu prends plaisir
à fréquenter ou à organiser.
Je mentirais en affirmant que tous tes jours sont sans nuages; tu
as des soucis souvent, la vie détudiante nest
pas facile du tout, des déceptions parfois, mais aujourdhui
tu tautorises à les ressentir et à les exprimer;
il tarrive même dévoquer tes années
de souffrances, cet enfer que tu as traversé et dans lequel
tu ne voudrais pour rien au monde retomber.
Tu sais que tu dois rester vigilante et tu es vigilante.
Un jour, il ny a pas si longtemps, tu as demandé de
pouvoir aller habiter dans un foyer pour étudiants où
tu pourrais partager un appartement avec une de tes amies, et tu
as été surprise de notre enthousiasme, de notre joie
à accepter ta proposition.
Ce nétait pas de te voir les talons qui nous rendaient
si heureux... cétait de te voir prendre ton envol.
Mais moi, avais-je pu taider, mavait-il été
possible de taccompagner sur le long chemin que tu avais eu
à parcourir?
Un jour, peu après ta sortie de la clinique, tu as dit: «Nentre
surtout pas dans mon jeu».
Par ces mots, tu me demandais de te laisser accomplir seule ton
chemin, tu moffrais aussi ma liberté.
Avais-je envie de cette liberté? Quen faire? Pendant
toute votre enfance et votre adolescence, à ton frère
et à toi, javais eu limpression de devoir ne
moccuper que de vous.
Et maintenant, comment gérer cet espace qui soudain métait
réservé?
Jallais devoir apprendre à penser à moi, vivre
pour moi, prendre mes distances par rapport à vous.
Seule je naurais pas su, seule je naurais pas pu.
Aujourdhui, je crois être sur la bonne voie et cest
en citant V. Satir que je terminerai cette lettre:
«Je veux taimer sans magripper
Tapprécier sans te juger
Te rejoindre sans tenvahir
Tinviter sans insistance
Te laisser sans culpabilité
Taider sans te diminuer
Si tu veux maccorder la même chose,
Alors nous pourrons vraiment nous rencontrer
Et nous enrichir lun(e) lautre.»
Marie-France Bovet
*
ABA: depuis 1992, des parents de Lausanne se réunissent pour
sentraider et se soutenir. Ils ont formé lAssociation
Boulimie et Anorexie: ABA (021) 329.04.39.
Une antenne ABA sest créée à Genève,
en janvier 1994. Le groupe dentraide ABA-Genève se
réunit 1x par mois au Centre F-Information, 19, rue de la
Servette. Renseignements: (022)/ 731 99 93, demander Nathalie. Les
réunions de groupe servent surtout à offrir un accueil
chaleureux et une écoute compréhensive, à partager
les expériences vécues et à nous aider à
sortir de la solitude. ABA noffre pas de traitements, ni de
soins particuliers, mais encourage les malades à utiliser
les services médicaux existants.
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