ARCHIVES
(1999)
Signes
particuliers
« Tas
eu la varicelle?... » Combien sommes-nous à navoir
pas obéi aux sages recommandations: « Ne te gratte
pas » et à garder, au front, à la joue,
ou sur la main, le petit trou révélateur qui réveille
le souvenir de purée-jambon dans un lit bien chaud, de bibliothèque
verte ou rose et de visite des copines... pour les devoirs.
Au fil des ans dautres cicatrices sont venues sajouter,
traces de petits bobos ou de gros accidents, elles sont comme des
histoires racontées par la peau. Témoins des pires
moments ou des plus légers incidents de parcours, elles sont
restées imprimées, comme le rappel indélébile
de lieux, de moments, de rencontres, à ne jamais enfouir
tout à fait.
Si le bout de mon annulaire nétait pas un peu cabossé
jaurais oublié depuis longtemps le médecin et
linfirmière, pas daccord sur son sort, qui en
avaient fait lenjeu dun pari. Pour un souvenir anodin
comme celui-ci, combien de réminiscences douloureuses, dont
seule la trace extérieure est accessible aux autres, quand,
pour une raison secrète, elle nest pas même pudiquement
cachée.
Car une cicatrice a parfois le pouvoir de transformer son porteur.
Je pense à cette jeune femme, ravissante et sympathique,
qui me confiait avoir été égoïste et superficielle,
abusant de son charme jusquà se rendre insupportable,
avant que ses jambes, dont elle était si fière, ne
soient très grièvement brûlées et tellement
abîmées quen toutes saisons elle nose désormais
plus sortir quen pantalon ou collant épais. Forcée
de remettre en question tous ses comportements séducteurs
et ses caprices de coquette, elle a découvert en elle une
nouvelle personne, bien plus riche, sociable et appréciée.
Mais ses jambes nues lui rappelleront toujours lautre, la
disparue.
Parfois un de ces signes du passé attire notre attention.
Il suffit alors dune simple remarque intéressée
pour que la personne raconte tout un épisode de sa vie et
laisse apparaître un pan inconnu de son parcours ou de sa
personnalité.
Enfant, jétais fascinée par longle en
deux parties du pouce de mon grand-père. Comment, sans cette
preuve et malgré ses récits répétés,
aurais-je pu croire que ce vieillard à barbe blanche, tenant
à peine debout avec sa canne, avait autrefois fendu du bois
gaillardement?
Et si je navais pas vu tous les signes bizarres tatoués
sur la poitrine et les bras de cet homme et les trous ronds, profonds,
sur les jambes de sa femme, ils ne mauraient peut-être
jamais parlé et aussi bien fait ressentir ce quils
avaient enduré pour échapper aux massacres: les sangsues
des marais cambodgiens, en saccrochant à la peau, laissent
de telles marques, et les tatouages sont des prières de protection
pour toute la famille en fuite.
Même cet homme, si proche de moi pourtant, je le comprendrais
sans doute moins bien si, en plus des larges lignes blanches quil
porte sur la hanche, il ne sendormait parfois encore à
plat ventre, une jambe repliée en lair, retrouvant
cinquante ans plus tard la position dans laquelle il avait dû
rester plusieurs mois, bébé opéré et
plâtré.
Tous ces « signes particuliers » quon
porte rarement sur sa carte didentité font autant partie
intégrante de nous que les événements qui les
ont dessinés. Ils ne témoignent pas seulement, ils
préservent la mémoire et bien souvent continuent à
peser dune lourde influence.
Quelle Marquise serait devenue Angélique sans la balafre
de...? Jai oublié son nom, pas sa cicatrice.
Josette Rigaux
Article
paru dans « Vivre au présent, des femmes sinterrogent ».
Pour tout renseignement concernant ce journal indépendant,
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