ARCHIVES
(1999)
Le
trac
Julien
arrive à lhôpital pour le concert donné
en faveur de personnes âgées, serrant son petit violon
contre lui. Sa mère a lair soucieux. Depuis ce matin
Julien a très mal au ventre. Elle me tend un numéro
de téléphone où je peux latteindre si
cela ne va pas mieux. Il la regarde séloigner avec
de grands yeux noirs, sans un mot. Heureusement son frère
aîné participe aussi au concert.
Je le prends par la main et on commence à parler.
- Tu as mal au ventre? Où exactement?
Je desserre un peu le pantalon, masse son petit ventre, il fait:
- Aïe... aïe... jai trop mal...
- Tu as peut-être le trac?
Je lui explique que cela nest pas grave sil fait quelques
fautes. Personne ne remarquera et que tous les grands artistes ont
toujours le trac, même ceux quon voit à la télévision.
- Tu aimes jouer en public?
- Oui, seulement si cest juste!
Il continue à se tortiller. Tous les autres enfants le regardent.
Il y en a qui lencouragent, dautres qui crânent
mais quon sent mal à laise, dautres encore
qui sexcitent et font du bruit. Le frère aîné
lui parle gentiment et lui chante une ritournelle que je ne comprends
pas:
- Ré-la-ré-la-ré-la, etc.
Julien continue à se tortiller, loeil fixe, et traîne
une jambe de côté. Je commence à me faire du
souci. Il est si pâle. Le concert va commencer. On décide
de lui faire boire un peu deau chaude et en attendant son
tour, on le couche sur un canapé avec une bouillotte sur
le ventre. Cest un moyen pour le détendre, me dit la
responsable de ce petit orchestre denfants.
Le concert commence, je regarde le petit qui a les yeux perdus,
comme sil se concentrait sur quelque chose. Tambours, flûtes,
accordéon et même harpe se succèdent. Enfin
cest le tour de Julien. Il arrive en boitillant, prend son
violon, à peine un regard sur les gens, et accompagné
dune flûte douce, le voilà qui se met à
jouer:
- Ré-la-ré-la-ré-la-ré-la...
Ses petits doigts ont de la peine à jouer sur les cordes,
mais ces deux notes répétées en rythme sont
justes, claires et en mesure.
Tout le monde applaudit. Le petit salue comme un grand artiste et
tout content va rejoindre les autres en sautillant. Finis les maux,
cest un autre enfant.
Il va devoir apprendre à maîtriser peu à peu
le trac. Cette horrible couleuvre qui vous tord lestomac,
qui vous fait perdre confiance, qui veut vous annihiler à
linstant crucial où lon a besoin de toutes ses
forces, qui vous fait douter au pire moment.
Il apprendra quil y a des moyens pour se détendre,
quil y a des « trucs » propres à
chacun, comme par exemple la sophrologie. Il apprendra aussi que
le trac est souvent lapanage des grands artistes, des vrais,
et quil disparaît immédiatement au moment où
commence le concert.
Je rencontre Julien le jour suivant, en pleine forme, loeil
brillant:
- Cétait bien hier? lui dis-je.
- Oui, parce que cétait juste...
Maude
Retour
au sommaire 99
|